Pas fâchée

Il fallut près d'un mois à Cian pour traverser un long tunnel qu'il me décrivit lui-même comme une période de "gris actif" pendant laquelle il s'occupait de paperasse, de rendez-vous, de choses dites sérieuses, mais complètement dénuées de sensations, d'émotions et de sincérité. Il n'était réceptif à rien, et son art s'était évanoui.

"Comment imaginer des voiles si aucun vent ne souffle ?" me dit-il en ce temps détestable. Il en voulait à tout le monde, retrouvant une agressivité oubliée, se coupait de tous, semblant renoncer à tout ce qui l'animait vraiment...







Puis un jour Shana, qui devait peut-être s'inquiéter de ce long silence, lui envoya un message dans lequel elle se racontait un peu. Ses enfants, sa santé, ses occupations du week-end. De façon imprévisible, Cian en fut bouleversé car le hasard des mots qu'elle avait utilisés le ramena soudainement dans un lointain passé. C'étaient des souvenirs éblouis qu'elle inondait de sa radiance. Il sentit à nouveau, immédiatement, le profond attachement qu'il éprouvait pour elle. Il ne put résister à la nécessité de la remercier, de lui raconter et de lui dire qu'il l'aimait.

Elle ne dit rien... Pendant tout un long week-end, Cian se reprocha d'avoir été encore une fois trop franc et craignit de l'avoir indisposée. Alors le lundi, tôt le matin, n'y tenant plus, il lui demanda si elle n'était pas trop fâchée. "Pas fâchée bien sûr." répondit Shana cette fois sans tarder, enchaînant sur des considérations météorologiques car la neige risquait fort de la gêner.

Elle ne le savait sûrement pas mais ce "pas fâchée" était un cadeau inestimable qu'elle offrait à Cian : il fit un lien entre sa dernière phrase "Je t'aime" et la réponse de Shana. Il savait très bien que ce rapprochement était une falsification puisque 2 jours et surtout une question les séparaient, mais il savait tout autant que ce bonheur n'était pas de ce monde et que seule l'imagination le lui donnerait. Alors il compléta la réponse de Shana qui devint "Je ne suis pas fâchée que tu m'aimes".

C'était une drôle de phrase mais, même truquée, ce n'était pas une déclaration d'amour. Cependant ça pouvait ressembler à une acceptation, presqu'un encouragement. Je ne suis pas fâchée que tu m'aimes... Une fois de plus elle avait sans le vouloir déclenché chez son ami un incendie sentimental.

Voici le poème qu'il me confia :

Un matin, un lundi,
quelqu'une m'a dit
"Je ne suis pas fâchée (que tu m'aimes)"
Mots réels mais rêve extrême...
Ce sont les tiens... en partie,
et je les ai bien pervertis.

Ce gentil malentendu
c'est moi qui l'ai voulu.
Je te retourne, mon amie
avec ce mensonge à demi.
C'est un détournement,
et mon joli songe ment.

Laisse-moi te contourner
sans trop me tourmenter,
déplacer les mots que tu as dits
sans risquer d'être maudit.
puisque j'arrange le passé
sans propos trop déplacés.

Il est sincère cet amour
qui survit sans retour.
C'est un vrai sentiment,
mal ressenti, alors je mens.
De ce "pas fâchée" du lundi
je me fais un paradis.

Pas fâchée - Poèmes du Monde selon Cian - Tous droits réservés