La plage

La plage
Cian me raconta une balade au bord de la mer avec Boann, sa compagne. Un moment troublant qui ne lui permit pas de trouver la sérénité escomptée. Il semblait inquiet, persuadé que la maladie rôdait autour de lui. Il m'en parla ainsi :

"Bien que j'aime y aller, c'est étrange comme l'atmosphère de la plage hors saison me ramène souvent à l'idée de la mort. Boann, elle, évoque plutôt la mélancolie. C'est peut-être dû à l'immensité de la mer, insondable, infatigable; au bruit des vagues, lancinant et hypnotique, qui atténue tout, semble tout mettre à distance; au vent qui porte et emporte les voix, les aboiements, les cris des enfants et des goélands. Je m'y enfonce lentement comme dans des sables mouvants, avec une sensation d'impuissance et de doux écœurement.
Hier, la plage était jonchée de coquilles vides, d'algues arrachées, de bois flotté et parfois d'objets en plastique, éparpillés par la tempête de la veille. Ces laisses de mer étaient comme une multitude d'histoires qui se finissaient toutes là et maintenant, inexorablement.

J'ai été envahi soudainement par une sale impression, ancienne, répugnante, et pourtant intacte comme si elle venait juste de naître et que j'ai éprouvée la première fois dès que mon père est tombé malade il y a près de 50 ans. Tout le monde savait que c'était foutu mais personne ne le disait. On ne faisait même pas semblant d'y croire, on ne disait rien c'est tout. On ne disait jamais rien. Une putain d'idée que la situation était hors de contrôle, que c'était déjà trop tard, qu'il n'y avait qu'à attendre que ça se passe. On a attendu 3 ans.

Dans ma famille, la seule personne qui osait parler était ma grande sœur. Je l'aimais bien pour ça aussi, mais on se voyait trop rarement et beaucoup plus âgée que moi, je la connaissais mal. Un jour qu'elle était de passage, elle nous a emmené, mon frère et moi, pour faire les magasins dans la grande ville à une centaine de kilomètres de là. Lui et moi adorions ces rares évasions. En chemin, elle nous a dit qu'il était évident que notre père ne s'en sortirait pas. Elle en parlait gravement mais sans tristesse. C'était un constat et j'avais apprécié que quelqu'un me trouve assez grand pour entendre ça. C'était une forme de soulagement, je n'étais pas seul. L'ironie du sort a voulu qu'elle meure quelques semaines plus tard dans un accident de voiture, bien avant lui.

Hier, j'avais envie de pleurer, j'avais besoin d'une épaule, mais je ne le pouvais pas parce que je me force à cacher le plus possible pour ne pas trop gâcher la vie des autres en général, et cette promenade en particulier. C'est presque le même mécanisme qu'il y a un demi-siècle. On sait que tout part en vrille mais il ne faut rien dire. Ce n'est même pas qu'on espère quelque chose, on attend juste la fin, notre silence recouvert par le bruit des vagues."

La plage