Les voisins

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Je suis sur ma terrasse pour bénéficier d'encore un peu de fraîcheur matinale, en ces jours de canicule. Il y a des travaux chez le voisin juste à côté et pas mal de bruit, mais curieusement ça ne me dérange pas pour écrire. J'entends les voix des deux hommes qui travaillent. Ils parlent entre eux en arabe, et je n'y comprends rien, mais j'écoute les intonations; c'est très modulé, presque doux. Ils rigolent souvent, se lançant probablement des blagues, ont l'air contents d'être ensemble malgré la rudesse de ce qu'il y a à accomplir, commencé tôt le matin. Ce sont des hommes un peu trop vieux pour faire ça, leur voix sont usées, éraillées, ils toussent souvent à cause de la poussière et du tabac, mais ça va, oui ça va...

Hier, j'ai reçu de mauvaises nouvelles...
et j'étais incapable d'entreprendre quoi que ce soit. Je me trouvais dehors également et j'ai entendu des voix chez d'autres voisins, eux aussi nouvellement arrivés. Ils sont en pleine installation. C'était plutôt une dispute.
- On travaille, on travaille, tu COMPRENDS ? On TRAVAILLE !

En réalité, quelque chose d'affreux. J'ai tout de suite senti un malaise, les sons de la haine et de la méchanceté. J'ai dressé l'oreille. C'était un homme d'une quarantaine d'années, qui s'en prenait à ce que j'ai compris être un enfant, j'ai vu plus tard que c'était une jeune fille, probablement sa fille, une adolescente. Et ça a continué.
- Mais tu es DÉBILE ou quoi !?

Elle essayait sans doute de faire quelque chose d'utile, mais ne faisait pas ce qu'il fallait, ou avec maladresse, ou pas comme son père concevait la chose, je ne sais pas. J'avais des frissons. Je me suis approché pour mieux me rendre compte.
- Pour faire ça il n'y a que DEUX solutions ! À moins que tu en aies une troisième !?
Nul doute que le père refusait à sa fille toute capacité à trouver une autre solution.
- AH ! Voilà ! ENFIIIIN ! C'est un peu plus INTELLIGENT !

Me rapprochant encore, j'ai assisté alors à travers les brandes à une véritable séance de torture mentale, violente, ignoble. L'adulte faisait face à l’adolescente comme un chien prêt à sauter à sa gorge. L'enfant que je voyais de dos baissait la tête, n'osait plus rien dire, plus bouger. Sans doute n'arrivait-elle même plus à réfléchir et j'ai pensé de toutes mes forces pour elle, à sa place. "CONNARD, CONNARD, ENFOIRÉ." J'avais les larmes aux yeux, le ventre noué.

Le bourreau continuait son oeuvre avec application. Il répétait d'une voix qui laissait entendre qu'aller plus loin ne lui déplairait pas, sèche, inhumaine :
- J'attends ! Tu n'as RIEN à dire ?!... J'ATTENDS !!
et ça durait, ça durait, quelques minutes de trop dans une vie, un enfer interminable.

Ne sachant pas comment arrêter ce massacre, j'ai fait du bruit, fait semblant de m'affairer sur la clôture qui sépare nos terrains, pour qu'il me voie, qu'il sache que j'entendais, que je pouvais voir. Ça a marché, il a plongé son nez sur son portable, est rentré chez lui, sans doute frustré de devoir abandonner sa victime, comme une hyène qu'on dérange.

Hier, j'ai reçu de mauvaises nouvelles et j'ai su qu'à dix mètres de chez moi quelqu'un souffre et pour longtemps.

Christian Dehais - Tous droits réservés

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