L'impossible voyage vers vous

En ce temps-là, je voyais Cian beaucoup moins souvent. Il semblait aller mieux, avoir des projets. Portant un jour, il vint me voir l'air désemparé, il avait besoin de parler mais les mots venaient difficilement. Il m'expliqua avoir été invité à une grande fête et avoir fait l'erreur d'accepter. En y allant il me dit avoir eu l'impression de se diriger droit vers un mur et de devoir s'y disloquer... et c'est ce qui est arrivé. Sans violence, en douceur. Un mur d'incommunicabilité, de faux-semblants, selon ses dires. Comme d'habitude, plus il y avait de monde, plus il se sentait seul, loin de tous, et l'envie de fuir grandissait avec la foule...


Ayant un petit talent de photographe, Cian s'était chargé de prendre des clichés, dans l'espoir d'avoir, sinon un rôle, du moins une contenance dans ce qu'il appelait "cette comédie". Il imaginait des photos de groupes joyeux, de personnes souriantes, des photos de fête quoi ! Il les rata presque toutes et ne réussit à fixer convenablement dans les mémoires électroniques que sa solitude, son désarroi, au travers de prises de vues tristes, mélancoliques, parfois inquiétantes. On y voyait des murs, des barrières, des portes fermées, du brouillard... et surtout personne. Il me les montra comme des illustrations de son impossible voyage vers les autres. Je vous les livre à mon tour, accompagnées des chansons qu'il avait choisies comme faisant suite ou écho à son propos et parfois de leur paroles quand il les reprenait à son compte.

Cover me - Depeche Mode : https://www.youtube.com/watch?v=H8t5M9_Tvzk)


"On s'ennuie tellement
On s'ennuie tellement
On s'ennuie tellement
On s'ennuie tellement
Alors la nuit quand je dors
Je pars avec Théodore
Dehors, dehors
Dehors, dehors
Marcher dans le désert
Marcher dans les pierres
Marcher des journées entières
Marcher dans le désert
Dormir dehors
Couché sur le sable d'or
Les satellites et les météores
Dormir dehors
Il faut un minimum
Une bible, un cœur d'homme
Un petit gobelet d'aluminium
Il faut un minimum
Si loin de la nature ici
Le cœur durcit
On est si loin de l'air
On est si loin du vent
Si loin du grand désert
Si loin de l'océan
Alors la nuit quand je dors
Je pars avec Théodore
Dehors, dehors
Dehors, dehors
Marcher dans le désert
Si loin de la nature ici
Le cœur durcit
Chercheur de trésor
De brindille et de phosphore
D'amour humaine et d'effort
Chercheur de trésor
Il faut un minimum
Une bible, un cœur d'homme
Un petit gobelet d'aluminium
Il faut un minimum

On s'ennuie tellement
On s'ennuie tellement
On s'ennuie tellement
On s'ennuie tellement"

La vie Théodore - Alain Souchon https://www.youtube.com/watch?v=3sVPLCLw8Uc


Dans un message, Cian avait confié à une amie se sentir comme le "Voyou" de Fauve durant cette fête, sans toutefois rien montrer, et que les paroles de cette chanson dessinaient son état d'esprit du moment encore plus violemment que d'habitude :
"(...) j'suis pas quelqu'un d'bien
J'suis pas une belle personne
J'suis une sale bête
(...) J'ai essayé, ça sert à rien, on change pas, on change jamais
(...) Seul à poil face à ton reflet avec ton dégoût de toi-même, ta culpabilité
Et ton désespoir comme seul témoin
(...) Beh non j'me calme pas, j'me calme pas!
Il sait pas c'que c'est lui
Il sait pas c'que c'est que d'être un crevard
D'être mal foutu, d'être une crasse, un pantin
D'être le terrain où l'bien et l'mal s'affrontent
(...) Ce soir, j'veux juste hurler
J'ai besoin d'ouvrir les vannes, tu comprends, de tout lâcher, comme un puceau qui ment
De hurler mes mots pesants, avec ma voix d'adolescent qui a jamais mué
De hurler ma peur de l'abandon, ma r'cherche phonétique d'attention
Mon besoin de reconnaissance en permanence, comme un chien, des caresses
Mes tentatives désespérées d'me faire passer pour un mec que j'suis pas
Et que j'serai probablement jamais!
De hurler mon absence de courage, ma cruauté, ma politesse maladive
(...) mon zèle dangereux, mes réflexes à la con
Mes accès d'colère, ma culpabilité bidon, ma sexualité en vrac et mes fantasmes tordus
De hurler ma peur panique des autres
Ma mesquinerie sournoise, mes regrets, mes erreurs
Mes névroses, mes obsessions, mes méta-obsessions
Ma phobie d'la douleur, de la perte, du suicide, de la dépression
(...)"


Cian avait continué à parler et s'était comparé aux grands voiliers dont la quille a besoin de profondeur et les empêche d'approcher les fonds trop hauts, trop superficiels de la côte. Conscient du danger, il avait quand même essayé, espérant conjurer cette malédiction qui le maintenait à l'écart du monde. Il s'était échoué encore une fois. Il ne pouvait en vouloir à personne d'autre qu'à lui-même disait-il. "Ce n'est pas la faute de la plage si le bateau fait naufrage."

"Mon visage hors de l'eau
Mes pieds ne peuvent toucher le fond
Et c'est comme si
Je pouvais voir les sables à l'horizon
Chaque fois que tu n'es pas là
Je dérive lentement
Vague après vague
Je dérive lentement
C'est comme si je coulais
Emporté par le courant

J'espérais pouvoir rendre ça facile,
Facile de m'aimer
Mais même quand je trouve un moyen
Je reste coincé entre deux
Je cherche les mots qu'il faut dire
Je dérive lentement
Vague après vague
Je dérive lentement
C'est comme si je coulais
Emporté par le courant"
 
(Traduction de "Waves" par Christian Dehais)
Waves - Mr Probz - https://www.youtube.com/watch?v=0a5WyAjL1MM


Je faisais remarquer à Cian que, s'il était en partie responsable de son échouage,  il y avait peut-être aussi sur la plage quelques sirènes ou quelques naufrageurs...
Il baissa la tête et se tut pendant un long moment. Il cherchait les meilleurs mots comme d'habitude, afin de ne pas trahir son ressenti, je le savais...
"Ils avaient allumé un grand feu. C'est attirant un feu, hypnotique, un peu comme le va-et-vient des vagues ou le défilement du paysage à la fenêtre d'un train. Il se renouvelle sans cesse, toujours pareil mais toujours différent. Ça peut être joyeux un feu, parfois l'humain danse autour... Je m'en suis approché et il a capté longtemps mon attention. Je regardais les flammes qui semblaient être les seules à vraiment danser. C'était comme si il n'y avait plus personne. Ce feu était le seul à émettre de la chaleur."

Un soir, un train - Film d'André Delvaux - https://www.youtube.com/watch?v=2XmbzQygEbE



"Pourtant les rires un peu forts, les sourires de façade étaient bien là; la gentillesse polie et les regards fuyants aussi, comme autant d'affiches d'une publicité mensongère mais nécessaire pour que le mélange d'une fête réussie ait lieu, comme ces promesses que l'on fait pour se rassurer mais que l'on ne tiendra pas..."

Foule sentimentale - Alain Souchon - https://www.youtube.com/watch?v=MshdTc3RDcs


"Malgré toutes ces précautions, des clans se sont reformés rapidement, des groupes sans étrangers, où personne ne cherche à trop savoir, trop creuser, où l'on ne dit que des choses connues et réconfortantes, conversations un peu ennuyeuses et prévisibles, rodées, remplies de certitudes, où le sujet est l'action pas la pensée, où les failles sont des faiblesses que l'on cache derrière des plaisanteries, la fumée des cigarettes et le trouble des vapeurs d'alcool.
Au fond ces grandes réunions sont comme la vie. Chacun voudrait ignorer que la fête aura une fin, qu'il faudra affronter seul la grande nuit peuplée de doutes et d'angoisses. 
La plupart fait comme si ça n'arrivera jamais, mais en réalité personne ne peut dire ce qu'il se passera vraiment quand tous les feux seront éteints. Les humains préfèrent s'ennuyer comme des immortels plutôt qu'imaginer le néant à venir et l'urgence d'amour et de sincérité qu'il impose."

Pourquoi faut-il que les hommes s'ennuient ? - Jacques Brel - https://www.youtube.com/watch?v=x-FYc2hKzNk


Je faisais remarquer à Cian qu'il n'avait pas répondu à ma question. Était-ce uniquement le feu de l'humanité, cet espoir de chaleur, qui l'avait attiré et mené à ce naufrage ? Il s'excusa et prit à nouveau quelques secondes avant de poursuivre, les yeux baissés, un sourire un peu douloureux sur son visage devenu fermé. 
"Elle nous avait invités Boann et moi, c'était son anniversaire et elle y accordait de l'importance... Je ne pouvais pas lui refuser... Je crois que je ne lui ai jamais rien refusé. Elle espérait simplement de bonnes prises de vue de sa fête et quand nous les avons regardées ensemble, elle était déçue. Moi je savais déjà qu'elles n'étaient pas réussies, en particulier celles où elle figurait... Je suis encore incapable d'expliquer pourquoi... Bien sûr les conditions matérielles n'étaient pas faciles, mais quand même... Comme si la malchance ou des dieux malicieux prenaient un plaisir malsain à déjouer ce plan ! J'ai essayé à plusieurs reprises, mais son image échappait aux pixels et j'ai effacé des cartes électroniques la plupart de mes échecs, effaré par ma défaillance, moi qui était confiant pour une fois. 
Elle a gentiment remarqué :
- Tu ne m'as pas beaucoup prise...
et j'ai seulement répondu :
- Je t'ai ratée... Oui c'est ça. Je t'ai ratée.
Dans ses yeux j'ai vu qu'elle avait compris ce que je voulais dire. Elle n'avait cependant pas relevé que dans les photos qu'elle avait elle-même prises, je n'apparaissais jamais."

Je t'ai manqué(e) - Alain Bashung -  https://www.youtube.com/watch?v=RArHfKYR8Is 
"Je t'ai manqué ? Pourquoi tu me visais ?"



Après un nouveau silence, Cian poursuivit :
"Je pense que toutes ces barrières, tous ces grillages, c'est moi qui les dresse et qui les ferme, alors que je voudrais qu'on vienne me chercher et qu'on me prenne par la main. C'est complètement contradictoire mais c'est ainsi."



"J'ai donné les codes, j'ai donné les clés à des humains que j'aimais, mais rares sont ceux qui les ont utilisés... Et parmi ceux qui l'ont fait beaucoup ont vite refermé."

Et Cian se tut.


Broken - Depeche Mode - https://youtu.be/urbmwI8APdo
("You were broken from the start - Tu étais brisé dès le départ")