Le voleur de pierres

Le voleur de pierres
Il est de par le monde un voleur de pierres. Cette activité à première vue condamnable lui est apparue comme une nécessité, pas que je veuille le défendre, mais c'est juste pour expliquer. Alors voilà il y a eu un cataclysme...
Avant cela, le voleur de pierres avait une maison modeste mais suffisante, avec dedans sa compagne et ses enfants aimants, dehors un boulot respectable et prenant, et partout beaucoup de ces contraintes habituelles et de ces petits soucis, des joies aussi, bref tout ce qu'il faut pour prétendre avoir une existence honorable. Il y avait travaillé presque toute sa vie. Pourtant il sentait comme un vide intime, une chose désagréable, mal définie.

Ce jour-là, ou ce soir-là plus exactement, il a vu un éclair lent et aveuglant, puis il a vu, entendu, senti, le souffle indescriptible de l'immense explosion tout emporter au ralenti, pendant toute la longue nuit. D'autres qui ont vécu ceci racontent plutôt un tsunami mais lui parle d'une bombe comme à Nagasaki, c'est ce que le voleur de pierres a vu lui. Au matin il ne restait jusqu'à l'horizon qu'une infinie mer de poussière sous un ciel gris. Il se sentait aussi nu qu'un nouveau-né, aussi démuni. Il tremblait, il pleurait, incapable du moindre geste, seuls les mots semblaient encore en vie, mais pourtant quelque chose en lui savait que cela devait arriver, que c'était ce qu'il fallait. On ne refuse pas de naître. 

Avec la déflagration, son vide intérieur s'était démesurément agrandi en un gouffre noir et glacial, vertigineux, mais tout n'y était pas englouti. Au milieu des scories, se dressaient de hautes statues de pierre qui émergeaient fièrement des débris, comme d'éternelles effigies. Le vent mortel avait presque tout détruit, mais là il n'avait pas réussi. Elles regardaient au loin dans la même direction puis elles lui ont souri. Il a reconnu sa compagne et ses enfants, il n'a pas été vraiment surpris. Les autres étaient loin d'être étrangères, mais elles sortaient soudain de son oubli, et ça c'était aussi troublant que la vérité sortant du puits. C'est alors qu'il a compris, enfin qu'il a commencé, c'est ce qu'il m'a dit.

Il voyait maintenant comme autant d'évidences, des blessures vieilles comme la vie, des fautes inavouées, des passions inassouvies, et cet incroyable besoin d'être lui et d'être aimé, tout ce qu'au nom des tabous, de la conformité, de la peur et de la facilité, il croyait avoir pour toujours enfoui. Il avait donc fallu que la mort le frôle cette nuit pour que resurgisse ce passé recouvert de non-dits, ces êtres magiques qui éblouissent comme le soleil luit, ces idées d'envol et d'infini. Il a imaginé alors que si ces statues avaient survécu et même subitement grandi, c'était pour le sauver lui, que toutes ces vérités et tout cet amour pourraient combler son redoutable abîme, qu'elles l'accepteraient sans compromis... Et ça c'était une erreur.

Dès lors il n’a eu qu'une urgence, qu'une envie : tout dire, vite avant qu'il ne soit trop tard, dire aux personnes importantes combien elles comptaient, combien il les aimait et comme il en avait besoin. Il voulait qu'elles sachent et leur dire merci. Il y a passé des jours entiers et des heures d'insomnie. Avec de belles idées, de belles paroles, il a raconté son effroi, son amour, sa folie et son attente aussi. Oui son attente, parce que le gouffre était toujours ici. Au début les statues répondaient gentiment, essayaient de le réconforter patiemment, puis elles se sont fatiguées, puis elles se sont épuisées. Enfin l'une après l'autre, elles se sont effondrées comme évanouies. Il a imploré : "Restez, SANS VOUS JE N'EXISTE PAS, restez je vous en supplie !". Mais elles étaient parties.

Il se sentait désespéré, abandonné, trahi. Son vide avait presque tout envahi. Il se tenait en équilibre au bord comme sur un fil et pour s'y laisser tomber un rien aurait suffi, heureusement le courage n'était pas son fort... Alors il restait figé dans l'attente interminable mais ne recevait que son propre mépris. Il a fallu beaucoup de coups de minuit pour comprendre qu'il n'avait rien compris. Un matin il a ressenti à l'intérieur un mouvement presque imperceptible. Bizarrement il était moins affligé, avait le cœur moins alourdi. Le gouffre était toujours là, mais il était d'autres choix possibles. Il venait de découvrir cette liberté-là et c'était une nouvelle énergie. Le voleur de pierres a pensé : "il n'y a personne et pourtant... Je suis.".  Du noir il était passé au gris.

Pour se protéger du vide il a imaginé un abri, et c'est ainsi que le voleur de pierres a commencé à voler des pierres. Il choisissait celles laissées par les statues, c'étaient les plus jolies, mais il n'en volait qu'une petite partie. Il y en avait tant... On ne pouvait presque pas voir ce qu'il avait pris, ni s'en plaindre vraiment. Ce n'est pas pour le défendre, c'est juste pour expliquer. A l'intérieur il voulait recréer un monde, unique et bien à lui, mais pas uniquement pour lui. Assez grand et ouvert pour que les émotions et les sentiments puissent entrer et sortir librement car il ne voulait plus rien retenir, ça il l'avait compris. Malheureusement pour ériger les murs il s'avérait maladroit et indécis, et souvent tous ses efforts étaient anéantis. Accablé de doutes et de mélancolie, il fuyait alors très loin vers l'horizon morose. C'est à cet endroit qu'une rencontre allait changer le cours des choses.

Il a d'abord vu un refuge aussi grand et fragile que le sien, puis il a vu une personne aussi troublée et meurtrie que lui. Il l'a saluée, elle a répondu. Une attirance que rien ne définit les a poussés à se livrer sans beaucoup de retenue. Il a parlé de la bombe comme à Nagasaki, elle a raconté un terrible tsunami et tout ce qui a suivi. Et bien sûr le vide que rien ne remplit. Ils en étaient au même point, ils avaient le même besoin. La coïncidence était étonnante mais je crois qu'il n'y a pas de hasard dans ces synchronies. Rapidement la confiance s'est établie, et ils se sont souvent revus, c'est ce qu'il arrive quand deux êtres se relient. Un jour de profonde noirceur, il lui a dit tristement :
- J'ai aimé trop et trop mal, à la folie, et maintenant leur silence m'assourdit, leur absence me renie. Je voudrais être libre, mais pour quoi et pour qui ? 
- As-tu pensé à t'aimer toi aussi ?
- J'ai affreusement agi, je suis peureux, sombre comme la nuit et je vole mes amis. Alors non.
- Ecoute... J'ai fait beaucoup d'erreurs dans ma vie et j'ai bien du souci avec ma personne. Mais en vérité nous sommes parfaits puisque nous sommes. Je sais pourquoi tu as mal agi et au nom de l'humanité je te pardonne. Je te regarde et ce que je vois me plait. Regarde-toi mieux mon ami.
- Merci, cent fois merci... Tu as raison, le bon chemin passe forcément par là où je suis... Tu sais, je te regarde et ce que je vois me plait aussi. Penses-y.

Peu à peu, il a transformé son abri. Il le voulait toujours aussi vaste et tolérant mais il fallait maintenant que les pierres soient faites de respect de soi, d'amour et de liberté, un mélange très rare et très précis. Son intuition lui servait à faire le tri et la construction se faisait lentement mais pour ainsi dire seule, comme par magie. Petit à petit, le passé qui lui avait beaucoup appris mais qui l'avait blessé tout autant, n'a plus submergé son esprit, la solitude ne l'a plus torturé puisqu'il devenait son propre ami. Quand ils se rencontraient ils étaient simplement heureux, un peu comme les divins inventeurs d'un paradis sur terre où le temps n'avait plus rien à faire. Dehors quelques statues étaient à nouveau dressées vers un ciel plus tout-à-fait gris... Parfois le voleur de pierres s'inquiétait encore et guettait son vieil ennemi, mais si le vide n'était pas mort, il était très affaibli. Pas que je veuille le défendre, juste pour expliquer, mais le voleur de pierres était presque guéri.

Texte et photographie par Christian Dehais. Tous droits réservés.