Le loup des steppes - Hermann Hesse

"Le loup des steppes - Portrait de Hermann Hesse" - Encre, gouache et acrylique sur A4 coloré 180g

Bon, je n'allais quand même pas retourner une deuxième fois chez moi pour récupérer ce que j'avais encore oublié. D'accord le coupe-vent était indispensable, il faisait vraiment trop froid. Mais l'eau, tant pis, je m'en passerais pour cette grosse heure de vélo. Je n'aurais pas soif et puis voilà.

D'ailleurs de soif je n'en ressentais aucune, pas même pour pédaler. Pourtant le temps était idéal, un magnifique soleil d'hiver, aucun souffle d'air et une belle luminosité sur les vignes et les champs en hibernation en bas, sur l'ocre des falaises vers le sommet, et sur la route, toile impressionniste pleine de taches contrastées au travers de la forêt. Tout ça ne suffisait donc pas ?

En rogne contre ce manque inexpliqué, mes pensées se sont échappées vers des situations vécues dans le même état d'esprit, puis se sont fixées sur un livre qui me suit depuis des années. Le loup des steppes d'Hermann Hesse. Moi qui ne reconnais aucun dieu, à part peut-être nous-mêmes, qui fuis les religions, j'ai quand même mon livre sacré, ce qui ne manque pas de faire ricaner mon propre loup intime. Tais-toi vieux loup ! Non pas que ce roman contienne "la Vérité", ce qu'aucun livre ne détient, mais il renferme une partie de la mienne, me l'a révélée et m'a redonné le droit d'exister à un moment où la société et moi-même étions plutôt d'accord, exceptionnellement, pour me le refuser.

Pour faire très court, c'est l'histoire d'un homme, Harry, la cinquantaine passée avec une âme tourmentée, qui rejette le monde tel qu'il le voit, autant que le monde semble le rejeter. Il se sent au bout du rouleau et hésite douloureusement sur la suite à donner. Il va faire la rencontre de la bonne personne au bon moment, Hermine, jeune femme libre, qui va l'amener à réaliser que chacun d'entre nous dispose de nombreux autres rouleaux, tous différents, et qu'il ne tient qu'à lui de les choisir et de les dérouler.

Il se trouve qu'on m'a montré ce livre alors que je n'avais même pas la moitié de l'âge de Harry et pourtant je m'y suis immédiatement identifié. Ce "on" était un gentil camarade d'infortune que j'ai côtoyé pendant quelques jours dans le service psychiatrique d'un hôpital militaire. C'est curieux comme, lorsqu'on a supprimé l'obligation du service militaire, on a largement évoqué les motifs économiques, stratégiques, mais si peu la violence psychologique infligée aux très jeunes hommes qu'on enfermait pendant des mois dans les casernes par générations entières. Certains s'en sortaient à leur façon, plutôt mal, et se retrouvaient donc dans un de ces lieux où la prison de l'ennui était remplacée par une camisole chimique, afin que ces suicidés en puissance ne puissent pas recommencer, au moins le temps de s'en débarrasser.

Mais c'est là que j'ai découvert que je n'étais pas seul, puisque d'une part j'étais entouré de personnes qui me ressemblaient un peu, mais que je ne reverrais jamais, et d'autre part il y avait ce livre aux promesses de liberté qui, lui, allait m'accompagner. Je n'ai pas tout saisi immédiatement et c'est encore le cas sans doute. Quand on m'a libéré, j'en avais juste retenu l'autorisation de repousser l'échéance de quelques années et la beauté d'un amour inconditionnel. C'était déjà beaucoup, mais j'ai aussi fait beaucoup d'erreurs. Le livre ne dit surtout pas comme choisir ses rouleaux, il dit seulement qu'ils sont là. Il m'a fallu plusieurs lectures très espacées sur des dizaines d'années. Avec chacune, une autre dimension est apparue, une autre compréhension. Il faut du temps pour comprendre.

Insensiblement, en revoyant toutes ces images lointaines, tous ces visages à moitié effacés, en invoquant tous ces ressentis réels ou romanesques, je me suis aperçu que j'étais presque parvenu au sommet de la côte et ça m'a fait sourire. Encore un effet du Loup des steppes, un peu inattendu celui-là !

Arrivé tout en haut, j'ai été intrigué par un bruit bizarre provenant de mon petit sac à dos. Une sorte de "floc-floc" que je n'avais pas remarqué tellement j'avais été absorbé. En faisant demi-tour pour redescendre et rentrer, je me suis arrêté pour y regarder de plus près. C'était le bidon d'eau que j'avais soigneusement mis là pour ne pas l'oublier. Quel idiot...

J'avais soif et j'ai bu. 


Le loup des steppes
"Le loup des steppes - Portrait de Hermann Hesse" - Encre, gouache et acrylique sur A4 coloré 180g