Nicolas de Condorcet - Pourquoi apprendre et pourquoi enseigner ?

Nicolas de Condorcet - Pourquoi apprendre et pourquoi enseigner ?
Une conversation amicale autour des difficultés rencontrées par une collégienne, malheureusement assez communes et aux causes diverses, m'a ramené aux motivations qui m'ont moi-même poussé un temps vers l'éducation nationale. Je me souviens que certaines n'étaient pas très élevées, purement alimentaires, car changer de métier après avoir claqué la porte du précédent n'a jamais rien d'évident. 

Mais d'autres l'étaient beaucoup plus, quoique assez floues. J'avais une véritable envie d'expérimenter l'enseignement, de transmettre, des savoirs bien sûr, même basiques, mais aussi et peut-être surtout éclairer une vision d'une société plus juste, de l'émancipation des individus, de la liberté intellectuelle. Autrement dit, avant de m'attaquer forcément aux questions "quoi ? comment ? quand ?..." auxquelles une courte formation était censée m'apporter les réponses, je cherchais à étayer ce qui n'était qu'une trop vague intention, répondre à la question fondamentale : "Pourquoi ?". 

Ce ne sont pas mes maîtres-formateurs qui m'ont répondu mais un homme du 18ème siècle, Nicolas de Condorcet, et je souhaiterais que chaque enfant, chaque enseignant, chaque parent se pose d'abord la même question, et aussi souvent que nécessaire, à chaque fois que le doute s'installe. Pourquoi entrer dans cette classe, pourquoi confier mon enfant à cette école ? Et ensuite lire et relire Condorcet pour repenser à l'objectif et au rôle de chacun, garder le cap commun malgré les difficultés. 

Né en 1743, Marie-Jean-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de Condorcet, est issu de la vieille noblesse. Doté d'un esprit brillant, il excelle dans les mathématiques, exerce de hautes fonctions. Il aurait pu se contenter de protéger ses privilèges, mais au lieu de ça il s'oppose au despotisme, à l'esclavage, à la peine de mort et se déclare pour l'égalité des femmes et des hommes. Il tient un rôle important pendant la Révolution française, en particulier il soutient l'idée que seul le combat contre l'ignorance permettra à la jeune démocratie de survivre à terme. En 1792 l'Assemblée législative le nomme rapporteur d'un projet de décret sur l'organisation générale de l'instruction publique. Le préambule du long discours qu'il prononce le 21 avril de la même année recèle déjà bien des réponses, toujours d'actualité selon moi, malgré leur 230 ans d'ancienneté. En voici quelques extraits, assez larges malgré tout, tant il est impossible, voire néfaste, de les réduire à quelques slogans :

"Offrir à tous les individus de l'espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d'assurer leur bien-être, de connaître et d'exercer leurs droits, d'entendre et de remplir leurs devoirs ; Assurer à chacun d'eux la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales auxquelles il a droit d'être appelé, de développer toute l'étendue des talents qu'il a reçus de la nature, et par là, établir entre les citoyens une égalité de fait, et rendre réelle l'égalité politique reconnue par la loi. Tel doit être le premier but d'une instruction nationale ;
(...)
La première condition de toute instruction étant de n'enseigner que des vérités, les établissements que la puissance publique y consacre doivent être aussi indépendants qu'il est possible de toute autorité politique ;
(...)
Nous avons observé, enfin, que l'instruction ne devait pas abandonner les individus au moment où il sortent des écoles ; qu'elle devait embrasser tous les âges ; qu'il n'y en avait aucun où il ne fût utile et possible d'apprendre, et que cette seconde instruction est d'autant plus nécessaire, que celle de l'enfance a été resserrée dans des bornes plus étroites.
(...)
Nous n'avons pas voulu qu'un seul homme dans l'Empire pût dire désormais : la loi m'assurait une entière égalité de droits, mais on me refuse les moyens de les connaître. Je ne dois dépendre que de la loi, mais mon ignorance me rend dépendant de tout ce qui m'entoure. On m'a bien appris dans mon enfance que j'avais besoin de savoir ; mais forcé de travailler pour vivre, ces premières notions se sont bientôt effacées ; et il ne m'en reste que la douleur de sentir, dans mon ignorance, non la volonté de la nature, mais l'injustice de la société.

Nous avons cru que la puissance publique devait dire aux citoyens pauvres : la fortune de vos parents n'a pu vous procurer que les connaissances les plus indispensables ; mais on vous assure des moyens faciles de les conserver et de les étendre. Si la nature vous a donné des talents, vous pouvez les développer, et ils ne seront perdus ni pour vous, ni pour la patrie.

Ainsi, l'instruction doit être universelle, c'est à dire s'étendre à tous les citoyens. (...) Elle doit, dans ses divers degrés, embrasser le système tout entier des connaissances humaines, et assurer aux hommes, dans tous les âges de la vie, la facilité de conserver leurs connaissances et d'en acquérir de nouvelles.

Enfin, aucun pouvoir public ne doit avoir l'autorité ni même le crédit, d'empêcher le développement des vérités nouvelles, l'enseignement des théories contraires à sa politique particulière ou à ses intérêts momentanés. Tels ont été les principes qui nous ont guidés dans notre travail."

Vient ensuite la définition détaillée des différents degrés d'instruction, leurs répartitions temporelle et géographique, leur organisation et leur contenu. Mais au milieu de ces aspects pratiques émergent d'autres idées générales importantes que le préambule n'évoque pas. J'en relève particulièrement deux. D'abord "la raison" et donc son enseignement pris comme outil démocratique, critique, nécessaire à l'amélioration des lois, et chemin de liberté du citoyen :

"(...) Ni la Constitution française ni même la Déclaration des droits ne seront présentées à aucune classe de citoyens, comme des tables descendues du ciel, qu'il faut adorer et croire. Leur enthousiasme ne sera point fondé sur les préjugés, sur les habitudes de l'enfance ; et on pourra leur dire : « Cette Déclaration des droits qui vous apprend à la fois ce que vous devez à la société et ce que vous êtes en droit d'exiger d'elle, cette Constitution que vous devez maintenir aux dépens de votre vie ne sont que le développement de ces principes simples, dictés par la nature et par la raison dont vous avez appris, dans vos premières années, à reconnaître l'éternelle vérité. Tant qu'il y aura des hommes qui n'obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d'une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auront été brisées,(...); le genre humain n'en resterait pas moins partagé en deux classes, celle des hommes qui raisonnent et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves.»
(...)
Il faut qu'en aimant les lois, on sache les juger. Jamais un peuple ne jouira d'une liberté constante, assurée, si l'instruction dans les sciences politiques n'est pas générale, si elle n'y est pas indépendante de toutes les institutions sociales, si l'enthousiasme que vous excitez dans l'âme des citoyens n'est pas dirigé par la raison, s'il peut s'allumer pour ce qui ne serait pas la vérité, si en attachant l'homme par l'habitude, par l'imagination, par le sentiment à sa constitution, à ses lois, à sa liberté, vous ne lui préparez, par une instruction générale, les moyens de parvenir à une constitution plus parfaite, de se donner de meilleures lois, et d'atteindre à une liberté plus entière."

Et l'indispensable laïcité :

"Les principes de la morale enseignés dans les écoles et dans les instituts, seront ceux qui, fondés sur nos sentiments naturels et sur la raison, appartiennent également à tous les hommes. La Constitution, en reconnaissant le droit qu'a chaque individu de choisir son culte, en établissant une entière égalité entre tous les habitants de la France, ne permet point d'admettre, dans l'instruction publique, un enseignement qui, en repoussant les enfants d'une partie des citoyens, détruirait l'égalité des avantages sociaux, et donnerait à des dogmes particuliers un avantage contraire à la liberté des opinions. Il était donc rigoureusement nécessaire de séparer de la morale les principes de toute religion particulière, et de n'admettre dans l'instruction publique l'enseignement d'aucun culte religieux. Chacun d'eux doit être enseigné dans les temples par ses propres ministres. Les parents, quelle que soit leur opinion sur la nécessité de telle ou telle religion, pourront alors sans répugnance envoyer leurs enfants dans les établissements nationaux ; et la puissance publique n'aura point usurpé sur les droits de la conscience, sous prétexte de l'éclairer et de la conduire. D'ailleurs, combien n'est-il pas important de fonder la morale sur les seuls principes de la raison !"

Fidèle à ses principes, s'opposant aux extrémistes qui voulaient une instruction d'embrigadement révolutionnaire accolée à une constitution liberticide, et n'ayant pas voté la mort du roi, Nicolas de Condorcet sera accusé de trahison par Robespierre. Après s'être caché pendant des mois, il mourra en prison le 29 mars 1793, deux jours après son arrestation et dans des conditions obscures. L'ironie du sort voudra qu'il soit broyé par ce qu'il souhaitait combattre, l'ignorance et le dogmatisme.

Quant à moi je m'en suis beaucoup mieux sorti. Vaincu au bout de 10 ans, j'ai été forcé de fuir encore une fois, et ce sont seulement mes bonnes intentions qui ont été balayées par notre système éducatif, reflet d'une société complexe mais sans âme, abimée, où trop de protagonistes semblent avoir été contraints d'oublier pourquoi ils sont là et l'envie d'y être. Je n'avais sans doute pas assez relu Condorcet et je ne garde de cette période que les moments riches en émotion sincère partagés avec les enfants.   

Sources :

Nicolas de Condorcet : Rapport et projet de décret relatifs à l'organisation générale de l'instruction publique. Présentation à l'Assemblée législative les 20 et 21 avril 1792

Bernard Jolibert : Condorcet : l’instruction du citoyen, une très intéressante analyse

Nicolas de Condorcet - Pourquoi apprendre et pourquoi enseigner ?
Portrait de Nicolas de Condorcet - Encre, gouache et acrylique sur A4 coloré