Les 4 portraits de Witold Pilecki, héros oublié d'une époque effroyable

Il est des destinées dont a du mal à croire qu'elles aient pu exister, tant elles sont chargées de bouleversements et du courage pour tenter d'y résister. Si toute vie humaine est soumise au hasard, elle est aussi façonnée par des choix et leurs conséquences. Dans des circonstances particulièrement dramatiques, Witold Pilecki en a fait qui le placent incontestablement dans la catégorie des héros volontaires. (1) 

Les 4 portraits de Witold Pilecki, héros oublié d'une époque effroyable
Portrait de Witold Pilecki - Encre, gouache et acrylique sur A4 coloré

L'histoire de cet homme est étroitement mêlée à celle de son pays, la Pologne, dans la première moitié du 20ème siècle, et des tragédies qui l'ont marqué, c'est un euphémisme (2). Raconter l'une, c'est obligatoirement évoquer l'autre, jusque dans l'oubli imposé qui a suivi. C'est un récit forcément très sombre et complexe, extrêmement pénible, tant l'ignominie de trop d'hommes s'avère  incommensurable et repoussante.

Beaucoup d'entre nous risquent de penser qu'ils connaissent déjà tout ça. La deuxième guerre mondiale, la Shoah...  Il peut nous sembler qu'on nous a rebattu les oreilles avec des cours à l'école, des films, des témoignages à la télévision... J'ai eu quelques fois cette impression, mais le visionnage du documentaire "Infiltré à Auschwitz" m'a écarté des dangers de la lassitude ou de l'indifférence. Le parcours de cet homme est absolument édifiant et il n'y a presque rien à rajouter à ces images, à ces paroles, elles se suffisent à elles-mêmes (3).

Malgré ce, pendant et après l'avoir vu, j'ai ressenti le besoin d'apporter ma contribution, de réaliser quelque chose qui soit de l'ordre de la transmission et d'employer un peu de mon temps et de mon art pour essayer d'attirer l'attention. J'ai approfondi le contexte historique de la Pologne de cette époque, fait des recherches sur Witold Pilecki, écouté d'anciennes émissions de radio (4), découvert qu'une bande dessinée avait déjà été très bien faite (5), mais plus j'avançais moins je voyais quoi produire de suffisamment à la hauteur d'un sujet si écrasant. Je craignais la faiblesse du simple portrait d'un homme inconnu pour la plupart d'entre nous, ou la lourdeur d'un texte forcément long, on voit ici que c'est le cas, même si j'ai placé les parties "généralistes" et les liens en notes de bas de page. Cependant ne rien faire était exclu.

Alors quoi ? Afin de peindre un éventuel portrait, j'ai recherché des photographies à différentes étapes de sa vie. J'en ai retenu quatre qui m'ont quand même laissé dans l'indécision, car chacune révélait une part indispensable de son histoire. Je me suis attardé sur l'évolution des traits de son visage, et finalement j'ai décidé qu'il fallait toutes les garder, qu'elles seraient le meilleur fil conducteur de cette chronique. Je ferais un portrait de la première, c'est la plus optimiste, et les autres resteraient probablement telles qu'elles sont. Après tout, le seul risque était d'échouer par médiocrité.

Witold Pilecki - 1933

La première photo, qui a servi de modèle à ma peinture, date de 1933. Witold Pilecki a 32 ans et il sourit, peut-être discrètement, mais il a l'air heureux et cela peut se justifier. Officier de réserve dans la cavalerie, il s'est marié et a fondé une famille qu'il chérit, après avoir étudié brièvement l'agriculture puis les beaux-arts. Il s'occupe du domaine familial, prend localement la tête de nombreuses initiatives sociales et agricoles qui le font beaucoup apprécier. Il est très sportif mais peint aussi en amateur. Ayant connu, entre autres, la première guerre mondiale et ses suites, sa jeunesse n'a pas été un long fleuve tranquille (6), cependant dès 1921 la Pologne et lui semblent avoir enfin retrouvé leur indépendance et la paix.

Witold Pilecki - 1940

La deuxième photo est prise en septembre 1940 à Auschwitz. Witold Pilecki est en uniforme de déporté. Son expression est assez indéfinissable, certainement parce qu'on lui ordonné de n'en avoir aucune, mais je perçois beaucoup de tension sur son visage. Il vient de découvrir ce que personne ne pouvait imaginer. Ce n'est rien d'autre que l'enfer sur terre, et s'il y est, c'est parce qu'il s'est porté volontaire pour y aller.

Un an avant, la Pologne a été envahie par l'Allemagne et l'Union soviétique (7), cependant de très nombreux Polonais ne se sont pas résignés et Witold Pilecki en est. Il a cofondé l'armée polonaise secrète dans la zone occupée par les nazis. C'est à ce titre qu'il se propose pour infiltrer le camp de déportation d'Auschwitz avec le projet fou d'y organiser un réseau de résistance et d'entraide et de fournir des informations de ce qu'il s'y passe à l'extérieur. Il y réussit en se laissant arrêter en septembre 1940 sous un faux nom.

Malgré des conditions totalement inhumaines et un danger mortel constant, il parvient à ses fins. Mais menacé d'être démasqué, il décide de s'évader avec l'aide de sa propre organisation en avril 1943, après 947 jours de détention. Son seul échec est de n'avoir convaincu ni les Alliés, ni la résistance polonaise d'intervenir pour libérer le camp, ses rapports ayant été jugés exagérés et son plan irréalisable... Pourtant la réalité était bien que les prisonniers y étaient traités moins bien que des bêtes, et que l'extermination systématique des Juifs à une échelle industrielle avait commencé (11).

Witold Pilecki - 1947

La troisième photo est celle d'une nouvelle arrestation en mai 1947, cette fois par les services de sécurité polonais. Bien qu'il ait continué à se battre et à œuvrer toujours aussi courageusement pour la Pologne jusqu'à la fin de la guerre et au-delà, il est maintenant considéré comme un traitre. La roue de l'Histoire n'a pas tourné dans le bon sens pour Witold Pilecki, car ce sont les Soviétiques qui ont "libéré" son pays, et Staline élimine depuis bien longtemps tous ceux qui s'opposent à sa dictature.

Witold Pilecki - 1948

La quatrième photo date du procès de Witold Pilecki en mars 1948. Il se déroule dans la plus pure tradition stalinienne que les autorités communistes polonaises appliquent à la lettre. Il faut des aveux publics et une peine maximale, à la fois pour alimenter la propagande et dissuader toute contestation à l'intérieur, et à l'extérieur leurrer ceux qui veulent bien l'être par ces simulacres de justice.

Quand je compare les photos de son arrestation et celle de son procès 10 mois plus tard, j'ai l'impression qu'il a vieilli de 10 ans. Pour lui faire dire ce que ses tortionnaires veulent entendre, ils lui cassent les clavicules, il ne peut plus lever les bras. Ils lui arrachent les ongles. Lui le survivant d'Auschwitz, veut mourir et tente de se suicider. Il confie à sa femme lors d'une rare visite autorisée : "Comparé à ce que je subis maintenant, Auschwitz c'était des enfantillages". Justement, lorsque les bourreaux menacent de s'en prendre à elle et à ses enfants, il signe tous les mensonges. Il est condamné à mort et exécuté en prison d'une balle dans la nuque le 25 mai 1948. Afin qu'il ne reste aucune trace de son existence, son corps est jeté dans une fosse commune et son ancien domaine est rasé. Il ne sera réhabilité qu'en 1990, après la chute du régime communiste.

Si l'on prend un certain recul, on peut cyniquement constater que Vitold Pilecki a toujours été du côté des perdants. Il a consacré le quart de son passage sur terre dans les combats, la clandestinité, les camps ou les cellules. Il a sacrifié sa vie de famille et finalement sa propre vie, mais n'a empêché ni l'extermination des Juifs, ni la Pologne d'être envahie plusieurs fois.  Quel piètre résultat... A quoi bon tout cet héroïsme ? 

En réalité, il ne tient qu'à nous de lui donner toute son utilité, car notre monde n'est guère différent (12). Les extrémismes s'y épanouissent jusque dans les démocraties les plus ancrées, la guerre sévit encore et trop de peuples souffrent toujours. Parfois même, les victimes d'hier deviennent les bourreaux d'aujourd'hui... Au-delà de seulement honorer son courage, perpétuer la mémoire de Vitold Pilecki, c'est éveiller nos consciences à ce qu'il se passe maintenant, nous aider à faire de meilleurs choix dans la mesure de notre possible, et transmettre son espoir que quelque chose peut changer, que la liberté n'est pas un vain mot.


Notes et liens : je vous conseille en priorité de voir le documentaire mentionné en (3)

(1) Page Wikipédia - Witold Pilecki : https://fr.wikipedia.org/wiki/Witold_Pilecki

(2) Lorsque des vies sont impitoyablement broyées par millions, il y a des mots comme "tragédie" ou "peuple" qui relèvent plus du concept que de la réalité. Il n'y a pas de termes assez forts pour nommer les horreurs que subissent alors chaque enfant, chaque femme et chaque homme.

(3) "Infiltré à Auschwitz" - Documentaire LCP sur YouTube : https://youtu.be/7-BmKyQjuPA

(4) "Witold Pilecki, un héros polonais" sur France Inter

(5) "Le rapport W" par Gaétan Nocq - Consultable en partie : https://www.danielmaghen-editions.com/catalogue/le-rapport-w/

(6) Witold Pileski est issu d'une famille aristocratique polonaise déportée en Russie pour avoir pris part à une insurrection indépendantiste en 1863. Lorsqu'en 1914 la première guerre mondiale éclate, la Pologne a depuis plus d'un siècle été rayée de la carte par ses puissants voisins russes, prussiens (puis allemands) et autrichiens. Trop jeune pour se battre, il intègre une unité clandestine de scouts. Le trop flou traité de Versailles de 1919 ressuscite la Pologne, mais génère de nouveaux conflits jusqu'en 1921, principalement contre la Russie, pendant lesquels il combat valeureusement comme cavalier. C'est malheureusement un parcours assez fréquent pour de nombreux Polonais nés au début du 20ème siècle, soumis aux aléas des appétits territoriaux et des alliances.

(7) Les années 1920-1930 ont vu l'arrivée au pouvoir des pires monstres que l'humanité ait engendré, Joseph Staline en Union Soviétique et Adolf Hitler en Allemagne, qui aboutit à la mise en place des dictatures les plus meurtrières de l'Histoire (12). En plus d'une paranoïa démentielle, ils ont en commun un antisémitisme viscéral (8) et une volonté implacable d'éradiquer les élites civiles, religieuses et militaires partout où leur pouvoir s'étend et d'éliminer toute trace culturelle "non conforme" afin d'empêcher la structuration de la moindre opposition.

Bien qu'idéologiquement ennemis et pour des raisons stratégiques, Hitler et Staline concluent en août 1939 un pacte secret de partage de la Pologne (9). Dès septembre, elle est envahie par les troupes nazies à l'ouest puis les troupes soviétiques à l'est. L'armée polonaise se bat héroïquement mais elle est rapidement dépassée numériquement et technologiquement et doit capituler en moins d'un mois. La seconde guerre mondiale a commencé et fera entre 50 millions et 85 millions de morts, civils en majorité. Près de 6 millions de Polonais y périront dont la moitié de Juifs (10). 

En 1940, grâce à ce pacte et à l'immobilisme des Alliés, Hitler a les mains libres pour attaquer au nord et à l'ouest et obtenir des victoires fulgurantes sur le Danemark, la Norvège, les Pays-Bas, la Belgique et surtout la France. Début 1941, aidé par l'Italie fasciste de Mussolini, il pousse ses troupes au sud en Yougoslavie jusqu'en Grèce. En juin 1941 il rompt le pacte et attaque l'Union soviétique à son tour. Staline est contraint de rejoindre les forces alliées.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Seconde_Guerre_mondiale

(8) Antisémitisme largement répandu depuis des lustres :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Antis%C3%A9mitisme#:~:text=Les%20Juifs%20ont%20%C3%A9t%C3%A9%20%C3%A9galement,l'affaire%20Beilis%20en%201911.

(9) et d'autres territoires comme la Finlande, les pays baltes, la Bessarabie :

(10) Pertes humaines pendant la Seconde Guerre mondiale :

(11) Le camp d'Auschwitz ne sera libéré que le 27 janvier 1945 par les troupes soviétiques après que 960 000 Juifs, 74 000 Polonais non juifs, 21 000 Tsiganes, 15 000 soldats soviétiques et 15 000 autres personnes de diverses nationalités y soient assassinées.

(12) Plus tard ils seront rejoints dans cette funeste compétition par Mao Zedong en Chine et Pol Pot au Cambodge. On attribue approximativement 70 millions de morts à Mao, 25 millions à Hitler, 20 millions à Staline, 2 millions à Pol Pot.
L'Histoire dira à quelles places pointeront nos actuels Vladimir Poutine, Bachar al-Assad,  et autres Kim Jong-un.