Voyage au cœur d'AYNIL


Créer est un acte présomptueux et égocentrique. Je dois quand même me considérer bien compétent, bien sûr de moi et bien intéressant pour prétendre matérialiser une idée ou une émotion personnelle qui me paraît si essentielle que je doive lui consacrer presque tout mon temps et toute mon énergie, comme si c'était l'ultime mission cruciale que je serais le seul à pouvoir accomplir, au point que je devienne aveugle et sourd au reste du monde qui pourtant continue de vivre et mourir sans moi.

Au sortir de cet autisme transitoire, le résultat de l'envolée créative est souvent cruel et le retour sur terre, violent. Moi qui, comme un enfant, espère toujours avoir réalisé "le plus beau dessin du monde", une œuvre universelle, unique et originale, je suis bien obligé de constater que je n'ai vraiment pas fait mieux que tant d'autres avant moi, que j'ai inutilement enfoncé quelques portes déjà ouvertes, mon seul apport éventuel étant ma propre manière, en admettant que ça ait la moindre valeur. Tout ce dont la plupart des autres se fichent un peu, car ils ont leurs soucis et ne m'ont rien demandé.

Avec le temps, j'ai bien pris conscience de ces défauts, et pourtant j'accepte tout ce processus avec son lot d'impulsion, d'enthousiasme, d'isolement, de frustration... et je continue. Pourquoi ? D'abord parce que c'est plus fort que moi, ensuite parce que ma description est incomplète, et enfin parce qu'il y a des exceptions, rares, mais n'y en aurait-il qu'une, ce serait suffisant.

Le fait est que lorsque je crée, au-delà de l'envie et du plaisir de faire, certes très personnels, je ne suis pas seul. Quand j'écris un poème, une nouvelle ou une chronique comme ici, je m'adresse toujours à quelqu'un que je perçois proche de moi. Quand je donne une forme à un dessin, une sculpture ou une vidéo, je le fais sous d'autres regards qui s'ajoutent au mien. Cette assistance fictive, silencieuse, compréhensive et patiente, peut n'être qu'une seule personne ou bien l'humanité toute entière. Et ce que j'exprime n'est pas « voilà ce qu'il faut penser », mais plutôt « voilà ce que je ressens, voilà qui je suis ». Créer, c'est me dévoiler à moi-même et aux autres auxquels je donne alors importance et confiance. Les rôles sont bien définis : moi je me montre peu à peu, le plus honnêtement possible, alors que ces présences m'accueillent et m'incitent avec bienveillance à aller jusqu'au bout.

Bien sûr, tout ceci n'est qu'imaginaire et pourrait simplement s'arrêter là. Mais les moyens actuels offrent des possibilités de diffusion extraordinaires, et par conséquent sont extraordinairement décevants. La réalité de la monstration finale et des réactions qu'elle suscite est généralement loin d'être riche. Pourtant, il arrive qu'elle soit merveilleuse. Des échanges, des mots émus, des interprétations variées et sensibles, voire des requêtes, qui sont autant de « Bis ! » ou « Encore ! » qu'un public généreux adresse à celui qui s'interdit d'en espérer tant, et croyez bien que si je m'incline à ce moment-là et accède aux demandes de rappel, ce n'est pas par condescendance mais bien par gratitude. C'est ce qui m'amène à AYNIL, l'axe de mon propos du jour, car si personne ne m'avait dit « J'aimerais bien en avoir un... », AYNIL n'aurait pas existé. Si personne ne m'avait demandé « As-tu écrit à son sujet ? », je ne raconterais pas son histoire aujourd'hui.

AYNIL est ma toute première série de "sculptures", des petits robots fabriqués à partir de matériaux de récupération pour l'essentiel, détournés de leur fonction première. Au départ, je n'avais absolument pas l'idée de faire une série. Quand le premier robot sentimental est apparu, il ne portait pas de nom, juste un titre évocateur, "All you need is love" (tout ce dont vous avez besoin est l'amour) dont l'acronyme "AYNIL" donnera plus tard son nom à la série. Je l'avais prévu "fils unique", une expérience sans suite. 

Il n'était cependant pas sans parenté. Son origine est un dessin numérique intitulé "L'avenir de l'humanité" réalisé il y a 4 ans, à une époque où mon message le plus fréquent était celui du désespoir total que je ressentais encore si souvent, exprimé cette fois avec un pauvre robot essayant, en se peinturlurant un gros cœur rouge sur la carcasse, de recréer maladroitement le plus beau sentiment humain, l'Amour, au milieu d'un paysage complètement dévasté et déserté par les hommes. Dans ces moments douloureux, d'humanité je n'en voyais nulle part, et en vérité je ne croyais pas ce robot capable de faire mieux qu'un triste simulacre. J'avais associé mon dessin à la chanson ironiquement nommée "Wonderful life" (Vie merveilleuse), interprétée par Black, le tout formant un ensemble terriblement cohérent et représentatif du gouffre insondable qui parfois envahissait mon esprit.

L'avenir de l'humanité
L'avenir de l'humanité

Cet été, un hasard m'a remis ce dessin sous les yeux. Assez inconsciemment, ses bras et ses jambes m'ont fait penser aux gaines électriques qui dormaient dans ma cave, reliquat d'une vaste et récente rénovation. L'idée a surgi soudainement. Ça faisait un petit moment que j'avais envie de tenter une création en 3 dimensions, une sculpture au sens large, sans savoir ni quoi ni comment faire. Pourquoi ne pas reproduire ce robot ? J'avais déjà facilement ses 4 membres et son cou. Il m'est rapidement apparu qu'une boite de conserve bien dimensionnée ferait très bien son corps, pareil pour le pot de peinture. Pour la tête c'était moins évident mais finalement la solution était la même. 


De fil en aiguille, j'ai imaginé que des restes de câble électrique pourraient subvenir aux fonctions essentielles remplies par les mains du robot qui devaient tenir un pinceau et l'anse du pot. Ces mains seraient très différentes de celles du dessin mais plus réalistes et assez faciles à mettre en œuvre. Encore fallait-il m'en assurer avec un prototype de bras que j'ai réalisé en premier. Satisfait du résultat, j'ai publié l'essai avec mon dessin en arrière-plan, et en demandant à mes abonnés ce que cela leur inspirait. Contrairement à ce que je pensais, j'ai obtenu d'assez nombreuses réactions variées, parfois longuement exprimées, nettement plus que lors de la publication du dessin original. Beaucoup exprimaient la crainte de voir un jour les humains perdre le contrôle de leurs créatures artificielles ; d'autres voyaient la tristesse, l'incommunicabilité, la désolation ; quelques-unes entrevoyaient un changement et l'espoir... 

Prototype bras et main

Au fait, et moi ? Qu'est-ce que je voulais vraiment dire 4 ans après, avec cette réplique en relief ? Si au départ je m'étais automatiquement fixé comme objectif de coller au plus près de l'original, était-ce encore mon ressenti du présent ? Je savais bien que non. Entre temps j'avais évolué, changé de point de vue, en tous cas suffisamment pour pouvoir affirmer dans "Le voleur de pierres" que « si le vide n'était pas mort, il était très affaibli »... Alors j'ai regardé autrement mon robot en cours de création. Je ne le voyais plus comme le dernier survivant d'un désastre total, aux prises avec sa vaine tentative de faire renaître un sentiment à jamais perdu. Ce robot, a priori assez pitoyable et maladroit, nous ressemblait pas mal en fait, nous les humains. Malgré ses limitations, sa gaucherie, il avait pris conscience de lui-même et de son besoin d'Amour. Il l'exprimait peut-être mal, mais au moins il essayait. Alors je l'ai trouvé bien courageux et volontaire, et je n'ai plus eu de pitié pour lui, mais du respect.

Finaliser sa fabrication a été beaucoup plus compliqué que prévu. Chaque fixation, chaque détail, était un petit défi technique, esthétique ou expressif à relever, objet de nombreux d'essais. Mais je ne pouvais plus m'arrêter, je savais que j'étais sur une bonne voie. Pour lui donner plus de stabilité, au lieu qu'il soit debout, j'ai eu l'idée de le mettre à genoux sur une grosse boite de conserve en guise de support, lui donnant par la même occasion une posture un peu vertigineuse et plus dramatique. A chaque étape, j'ai passé un temps considérable à le regarder sous toutes les coutures, recherchant la perfection dans son imperfection structurelle, philosophant sur sa condition et donc la nôtre.

   
 

Est venu le jour de sa présentation. Je n'avais pas de nom en tête pour mon robot sentimental et sa quête d'Amour, mais seulement un titre pour sa publication, assez évident, "All you need is love", qui fait bien sûr penser à la célèbre chanson des Beatles, cependant ce n'est pas à elle que je l'associe. Je préfère nettement "First step" (Premier pas) de Hans Zimmer, un extrait de la musique du film "Interstellar" que vous pouvez écouter dans la vidéo ci-dessous. Cette œuvre de science fiction, une des meilleures de cette catégorie, pose d'ailleurs aussi la question de l'avenir de l'humanité, cette fois mise en danger par le changement climatique. Pourtant truffée d'effets spéciaux et de références scientifiques comme on peut s'y attendre, elle conclut de façon surprenante que seul l'Amour pourra nous sauver, et ça marche. Je trouve ça magnifique et plutôt raccord avec mon robot. Ce n’est pas la seule raison de mon choix, sa musique me donne aussi des frissons et m'emporte très loin.

All you need is love
All you need is love
Après la présentation, les réactions ont été homogènes et dans le sens nouveau que j'avais souhaité donner. On a trouvé doux, poétique, touchant et positif le petit robot sentimental. Fini le désespoir. C'était déjà beaucoup, mais c'est alors qu'une personne a exprimé l'envie d'en avoir une copie, chose que je n'avais absolument pas envisagée, mais que j'ai acceptée avec plaisir et reconnaissance. Sachant que ce nouvel exemplaire n'était pas pour moi et devrait en plus séjourner dehors, j'ai conçu des perfectionnements souvent invisibles et je l'ai recouvert d'un vernis protecteur. Dans le même temps, l'idée de l'extérieur m'a fait penser à la rouille, qui peut être un danger, ou au contraire une belle amélioration esthétique si on la contrôle. J'ai pris l'initiative de faire un 3ème exemplaire que j'ai passé à l'acide, qui s'est oxydé très rapidement et que j'ai verni ensuite. C'est ainsi que la notion de série s'est imposée et son nom, AYNIL. J'avais plusieurs copies mais elles étaient toutes différentes. Chaque robot avait sa personnalité et d'ailleurs je me sentais plus proche du 3ème, un peu rouillé sans doute, mais avec toujours le même besoin vital. J'ai voulu que chaque robot ait son propre nom, alors je les ai baptisés par ordre chronologique, AYNIL-001, AYNIL-002 et AYNIL-003. 

Tous pareils et tous différents

Tout en travaillant sur cette petite famille, d'autres idées me sont venues, toujours dans l'état d'esprit "All you need is love". Il y aura au moins AYNIL-004 qui sera différent, dans une scène différente et que j'ai déjà hâte de voir. Il faudra que je sois patient. En manipulant mes robots, je me souviens de m'être senti "artiste", de façon fugace mais profonde, non pas parce que je prétends l'être, mais parce que j'ai réalisé qu'arriver à toucher la sensibilité des gens avec des bouts de gaine électrique et des boites de conserve est un acte objectivement improbable et poétique, qui m'étonne moi-même. 

J'ai proposé les 3 exemplaires existants, c'est AYNIL-003, le rouillé, qui a été choisi. Ça m'a fait plaisir. Voilà, j'ai aussi raconté le voyage au cœur d'AYNIL, mon récit et les rappels sont terminés pour aujourd'hui. Je m'incline une dernière fois, et je vous remercie sincèrement.

AYNIL-003

Épilogue

AYNIL-003 a rejoint sa nouvelle maison où il a été magnifiquement accueilli. L'avoir vu ainsi m'a procuré des sentiments contrastés assez semblables à ceux que l'on peut avoir pour ses "vrais" enfants, partagés entre crainte et fierté, sera-t-il assez fort, à la hauteur ? et finalement, on s'aperçoit qu'il l'est plus qu'on ne l'est soi-même; entre pointe de tristesse due à la séparation et joie profonde puisque le mieux qu'il puisse lui arriver c'est de partir à la recherche de ses propres lieux...
AYNIL-003 chez lui